Lundi 2 novembre, au retour des vacances de la Toussaint, ce texte de Jean Jaurès entré dans le patrimoine républicain résonnera dans tous les établissements de France, en hommage à Samuel Paty, le professeur d’histoire-géographie victime d’une attaque terroriste à Conflans-Sainte-Honorine le 16 octobre. En voici le contenu.
Une statue de Jean Jaurès à Paris, le 24 novembre 1924. AP
La lecture de la « Lettre aux instituteurs et aux institutrices » sera, avec la minute de silence, l’un des temps forts de l’hommage qui sera rendu dans tous les établissements de France, lundi 2 novembre, à Samuel Paty, le professeur d’histoire-géographie assassiné à la veille des vacances de la Toussaint dans un acte terroriste qui a ébranlé toute la communauté éducative.
Ce texte, signé par Jean Jaurès, avait déjà été intégré à la poignante cérémonie tenue à la Sorbonne quelques jours après le drame, pour honorer la mémoire de cet enseignant mort pour avoir fait étudier à ses élèves des caricatures représentant le prophète Mohammed.
Écrit dans un contexte de réformes inédites pour l’école, c’est d’abord dans les colonnes du quotidien toulousain La Dépêche que Jean Jaurès publie, en 1888, cette lettre, qu’il reprendra un an plus tard dans son ouvrage Action socialiste. Agrégé de philosophie et normalien, l’enfant d’Albi a enseigné un temps à l’École normale d’instituteurs, avant d’être chargé de cours à la faculté de Toulouse, puis de devenir le plus jeune député de France, en 1885.
À l’époque, l’école française vient de connaître des réformes inédites sous l’impulsion de Jules Ferry, à qui l’on doit notamment la loi de 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire, précisée par une circulaire consacrée à « l’enseignement moral et civique ».
Attentat à Conflans : « Montrer aux enfants que, malgré la douleur, on a les moyens d’agir »
Dans ce contexte, Jean Jaurès, admiratif de Ferry, et reconnaissant à l’égard de cette école à laquelle il doit tant, rédige ce texte passé à la postérité. « Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie », exhorte-t-il.
Jaurès, devenu une figure consensuelle
Ce texte fait aujourd’hui partie intégrante du patrimoine républicain et renvoie à l’idée d’une école pleine de promesses, synonyme de lumière et d’élévation, de citoyenneté. Il est, de surcroît, l’œuvre d’une figure politique majeure de l’histoire, héraut du socialisme tombé sur l’autel de la paix, à la veille de la Première guerre mondiale. Une figure que des hommes et femmes de droite n’hésitent plus, désormais, à citer en exemple (Nicolas Sarkozy lui-même s’était aventuré à écrire une « Lettre aux enseignants » peu après son arrivée à l’Élysée en 2007).
Voici le texte intégral :
La lettre aux instituteurs et Institutrices, parue dans La Dépêche de Toulouse du 15 janvier 1888
« Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à écrire, à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation.
Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fermeté unie à la tendresse.
Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort.
« Que toutes nos idées soient comme imprégnées d’enfance »
Eh ! Quoi ? Tout cela à des enfants ! Oui, tout cela, si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler… J’entends dire : « À quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie elle-même n’est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact d’une démocratie ardente, l’enfant devenu adulte, ne comprendra pas de lui-même les idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ? »
Je le veux bien, quoiqu’il y ait encore dans notre société, qu’on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire, tout d’abord, amitié avec la démocratie par l’intelligence ou par la passion. La vie peut mêler, dans l’âme de l’homme, à l’idée de justice tardivement éveillée, une saveur amère d’orgueil blessé ou de misère subie, un ressentiment ou une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la justice à nos cœurs tout neufs ?
Il faut que toutes nos idées soient comme imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité. Comment donnerez-vous à l’école primaire l’éducation si haute que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Tout d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent plus l’oublier de la vie, et que dans n’importe quel livre leur œil ne s’arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c’est la clef de tout…
Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée très haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité.
« Faire sentir à l’enfant l’effort inouï de la pensée humaine »
Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit ; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble. De ce que l’on sait de l’homme primitif à l’homme d’aujourd’hui, quelle prodigieuse transformation !
Et comme il est aisé à l’instituteur, en quelques traits, de faire sentir à l’enfant l’effort inouï de la pensée humaine ! Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ; il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain qui, trompé par les yeux a pris tout d’abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l’émotion de son esprit. Ah ! Sans doute, avec la fatigue écrasante de l’école, il est malaisé de vous ressaisir ; mais il suffit d’une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier.
« Vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde »
Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous. Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser. Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde.
Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en eux des germes de commencements d’idées. » Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre ; il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur.
Je dis donc aux maîtres pour me résumer : lorsque d’une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque, d’autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d’éducateurs.
Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront. »
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