C'est ce qu'on peut lire dans le journal "le Français du 1er février 1879.
La création d'écoles normales laïques avec la suppression des "instituteurs congréganistes" y est accueillie avec scepticisme.
FEUILLETON DU FRANÇAIS DU 1ER FÉVRIER 1879
QUESTIONS RELIGIEUSES
Le laïcisme scolaire - Projet de M.Bert sur les écoles normales - Insuffisance de ces écoles pour le recrutement régulier du personnel enseignant - Qualités nécessaires aux maîtres d’école - Diminution du nombre de vocations pédagogiques
Dans l’état actuel, interdire aux congréganistes l’enseignement primaire serait tout simplement priver de tout moyen d’instruction plus de la moitié de la France. Ce qui manque en France, ce sont des maîtres d’école. Frapper d’un coup la moitié de ses maîtres serait une folie évidente.
Les partisans du laïcisme scolaire procèdent autrement : ils sentent qu'avant tout il leur faut former des maîtres d’école laïques ; quand un nombre suffisant de ces maîtres seront en état de tenir les écoles, il sera temps alors de penser à fermer ces écoles aux congréganistes.
Tandis que les hommes à courte vue se contentent dans le parti radical d’attaquer les Frères et les Sœurs, les adversaires un peu perspicaces des congrégations poussent à la création d’un nombre considérable d'Écoles Normales, destinées à former des instituteurs et des institutrices laïques.
C’est l’objet du projet déposé par Monsieur Paul Bert.
Ce projet tend à la création, dans chaque département, de deux écoles normales, l’une de ces écoles destinée à former des instituteurs, l’autre destinée à former des institutrices. La fondation de ces écoles, dit l'auteur du projet, assurerait le recrutement du personnel des Écoles Normales dans des conditions satisfaisantes.
C’est cette proposition de Monsieur Paul Bert que je vous demande d’examiner ici, en me servant cette fois encore, des excellents travaux de l’ancien recteur d’académie Monsieur Fayet et des Lettres à Monsieur Bert par lui publiées dans le Contemporain
Manifestement, Monsieur Bert et ses amis, quand ils poursuivent aujourd’hui d’une haine passionnée les congréganistes, se rendent mal compte de la difficulté qu’il y aurait de les remplacer.
Monsieur Paul Bert paraît croire que deux Écoles normales, fondées dans chaque département, pourraient fournir un personnel suffisant pour que chaque école de garçons eût son instituteur et chaque école de filles son institutrice.
Quelles dimensions l’auteur du projet donne-t-il donc à ses écoles ? On évalue à 20 ans la durée moyenne des services de chaque instituteur. Sans doute est-il fréquent d’en voir à la tête d’une école qui, depuis 30 ans et plus, donnent l’enseignement aux enfants
Cette rencontre, très fréquente autrefois, devient plus rare aujourd’hui ; mais, en regard de l’instituteur qui remplit ses fonctions pendant trente ans, il faut considérer celui qui, après deux ou trois ans, meurt, tombe malade, se dégoûte de sa profession, devient, pour une cause ou pour une autre, incapable de la remplir.
C’est en s'appuyant sur les données les plus sérieuses de la statistique qu’on fixe à vingt ans la durée moyenne des fonctions d'un instituteur. Supposons que tous les postes de titulaire ou d'adjoint soient remplis, comme d'autre part le cours d'études fait aux écoles normales est de trois ans, chacune de ces écoles devra contenir, d'après le calcul de M. Bert, les trois vingtièmes du personnel enseignant dans les écoles publiques.
Dans l’Yonne, par exemple, où vous comptez environ 580 instituteurs ou adjoints dans les écoles publiques, votre École Normale de garçons devra, dans ses trois années, compter un nombre d’élèves égal aux 3/20 de 580 c’est-à-dire 87, non compris ceux qui, dans les trois ans, pourraient faire défaut par décès, démission ou exclusion.
Le nombre de vos institutrices et adjointes dans les écoles publiques actuelles, non compris les créations nouvelles, est d’environ 340, dont les 3/20 s'élèvent à 51. Votre école normale de filles doit compter 51 élèves, non compris celles qui, dans le cours des trois ans, pourront faire défaut ; non compris aussi celles qui sont nécessaires pour les créations nouvelles. Mais, en ce qui concerne Ies filles, celte proportionnalité même exposerait à d'autres mécomptes. Dans certains départements, les institutrices qui se marient continuent d’enseigner aussi longtemps que les devoirs de famille ne viennent pas les en empêcher. Dans d'autres départements, au contraire dès qu' elles se marient, elles quittent l’enseignement
Dans la Haute-Marne, par exemple, je n'ai jamais connu d'institutrices publiques mariées. Dans l'Ain, “le nombre des institutrices laïques est bien faible encore, et elles ne font guère que traverser nos écoles ; le mariage, les soins du ménage les en éloignent presque toujours définitivement” . Dans le Cantal, “l'usage veut qu'en se mariant une maîtresse d'école renonce à ses fonctions”
De là résulte la nécessité d’un recrutement considérable, qui. dans certaines années, peut-être double ou même triple du vingtième. Dans ces conditions, quelles dimensions donnerait-on aux bâtiments de l'école normale ? À quel chiffre élèverait-on la charge imposée au budget du département ?
Quand on compare les instituteurs congréganistes aux instituteurs laïques au seul point de vue des connaissances scientifiques, on s'expose volontairement à commettre une erreur. La première qualité d'un maître ou d’une maîtresse d'école, c’est le goût de la grave, délicate, difficile profession qu’ils exercent. Ici surtout l'amour de l’état est nécessaire. Tous les hommes qui se sont occupés des questions d'instruction publique ont toujours représenté comme un mal très grave la présence à la tête d'une école d’un instituteur mécontent de son sort, désireux de quitter sa position, jaloux d’en obtenir une meilleure, à cause de cela morose, impatient ; combien plus grave le mal que peut faire une maîtresse dans ces dispositions d'humeur et d'esprit ! Il n’en faut pas davantage pour troubler la paix d'un village, diviser les familles ; M. Guizot, quand il traçait, dans son rapport sur l’exécution de la loi du 28 juin 1833, le portrait de l'instituteur modèle, insistait sur ce que cet instituteur devait être « consciencieusement attaché à ses devoirs par le sentiment religieux ». M. de Salvandy, dans son rapport sur la situation de l’instruction primaire en 1837 ». montrait que les véritables instituteurs primaires devaient être « des jeunes gens habitués à une vie régulière, frugale, modeste, se résignant » avec bonheur à l'honnête simplicité de leur condition ». Or, le caractère spécial de la préparation que les futurs instituteurs reçoivent dans les écoles normales est-il propre à développer en eux les qualités dont ils auront ainsi besoin ? On les instruit ; on ouvre leur esprit à un grand nombre de connaissances variées, élevées, attrayantes ; on excite leur curiosité intellectuelle ; on éveille en eux mille idées nouvelles ; et puis, une fois qu'on les a ainsi formés, on les envoie faire la classe, dans le fond d’un village, à des enfants crasseux, mal tenus, à moitié brutes. On condamne ces jeunes maîtres, ayant acquis une certaine distinction, à passer les plus belles années de leur vie dans un village perdu, loin de toute culture littéraire, avec des paysans plus ou moins grossiers. Les conseils généraux ont, à maintes reprises, signalé ce qu'il y avait de fâcheux dans cet état de choses. M. Fayet cite une discussion qui s’est élevée, en 1846, dans le conseil général du Pas-de-Calais. Le département du Pas-de-Calais s'était réuni au département du Nord pour entretenir à frais communs une école normale à Douai. Dans un rapport présenté au conseil général, on lit : “Les élèves de cette école, qui y ont reçu l'instruction et qui, pour la plupart, avant d'y entrer n’avaient connu d’autres merveilles que le clocher de leur village, se considèrent en sortant comme des hommes de haut savoir, d’une haute importance. Le toit paternel devient à leur yeux indigne de couvrir tant d’ambition, la modeste école de village est bien au-dessous de leur mérite, la campagne un trop petit théâtre pour y confiner leurs vastes connaissances. Nous les voyons, en effet, presque tous accourir dans les villes pour se mettre à la recherche de places de toute espèce, ou, s’ils restent dans leurs » communes, ils remplissent leurs fonctions avec une sorte de dédain, et souvent ils n'ont plus cette innocence et cette pureté de moeurs qui sont de si précieuses garanties pour les familles qui doivent leur confier leurs enfants. Ces inconvénients n'ont que trop souvent montré leur réalité. Notre département en a éprouvé les fâcheux effets ; un très grand nombre d'instituteurs, instruits à ses frais, avaient renoncé à leur profession ou étaient allés l'exercer ailleurs.”
Ce tableau donne l'image très fidèle de ce qui se passe, non pas dans un département, mais, on peut le dire, dans tous.
Cet instituteur mécontent, en révolte plus ou moins sourde, troublé, agité, Incapable d’aucune suite dans l’enseignement qu'il donne, c’est l'agent qu’emploient dans nos villages les partis politiques. Il est à leur disposition plus instruit que les paysans au milieu desquels il vit, il n'a, pour son prestige, à craindre que la concurrence du curé. De là une opposition instinctive. Qu’il lise un mauvais journal, qu’il reçoive la visite de quelque politicien en tournée, voilà notre homme engagé. D’abord entre l'exercice de ses fonctions pédagogiques et les soins de la politique, il fait un partage ; mais le métier de maître d'école est dur, rebutant ; celui d'agent politique de parti a beaucoup plus d’agrément : l’école est bientôt délaissée.
Il serait certainement excessif de prétendre que tous les instituteurs formés dans les écoles normales, ont les défauts que reprochait le conseil général du Pas-de-Calais aux instituteurs sortis de l'école normale de Douai. Certaines écoles normales sont excellentes ; les sujets qui en viennent sont tout à fait dignes de Ia confiance des familles. D’une mauvaise école normale sortent aussi quelquefois des instituteurs heureusement doués qui instruisent et élèvent bien les enfants ; mais je suis certain de n’être démenti par aucune personne ayant fait de la question quelque examen en déclarant que les instituteurs formés par les écoles normales ne sont pas les plus propres à donner l'instruction dans les écoles de campagne. Les hommes de parti qui, pour assurer la laïcité de l'enseignement veulent frapper les congréganistes, ne me paraissent pas se rendre un compte suffisant de la difficulté que présente aujourd’hui le recrutement des instituteurs. Qu’on lise les délibérations des conseils généraux, qu’on consulte les rapport» des inspecteurs d'académie, cités notamment par M. Fayet, on y trouvera sur ce point des renseignements très instructifs. Voici quelques extraits des délibérations des conseils généraux pour la deuxième session de 1878, telles qu' elles sont analysées dans le recueil officiel ; ils sont décisifs :
Ain. ” On a été obligé d’emprunter aux départements voisins des instituteurs et d'envoyer comme adjoints des jeunes gens non brevetés.” p. 105
Aisne. “ Le nombre des institutrices devient de plus en plus insuffisant.” p.585
Ariège. On manque d'aspirantes p. 225
Charente. * Le manque d'institutrice» est le plus grand obstacle a une mesure qui intéresse au plus haut point la morale et la religion, p.522
Côte-d'Or. Le bon recrutement des instituteurs, déjà fort difficile, le deviendra davantage. » p 137.
Côtes-du-Nord. “ Des instituteurs tombés malades n'ont pu être remplacés : on a été réduit à congédier les élèves, quelquefois pour un temps très long, » p. 12. - Ille-et-Vilaine. “ Le recrutement du personnel devient de plus en plus difficile, » p 317.
Indre-et-Loire “Recrutement difficile », p.180
Isère. “Il se trouve 101 fonctionnaires non brevetés, 67 adjoints, 13 adjointes et 21 institutrices,” p 746
Loire-Inférieure. “Faute de maîtres, des postes d’adjoint sont restés vacants,” p 192
Loiret. “Le recrutement des aspirantes inspire des craintes sérieuses,” p 220
Lot-et-Garonne. “Le nombre des postulantes admissibles au cours normal est inférieur à celui des vacances, p 150
Nièvre. “On est obligé de prendre les candidats non brevetés, au-dessous de l’âge, et plusieurs postes manquent encore, dans le département” p 190-191
Pas-de Calais “On sera très embarrassé pour donner des directrices aux écoles de filles qui doivent ouvrir l'année prochaine,” p. 625.
Seine-et-Marne. “Le recrutement des aspirantes est toujours bien difficile et peu assuré,
Seine-et-Oise. “4 bourses vacantes à l'école normale de Chartres, et l'on ne trouve que deux aspirants aptes à suivre les cours». » p. 597
Yonne. L'administration serait dan» la nécessité d'accepter un nombre assez considérable d’adjoints et d'adjointes non brevetés, et de supprimer pendant plus ou moins longtemps certains emplois, faute de sujets, p 919 etc. etc.
Dans les départements où il existe des écoles normales , le recrutement de ces écoles ne se fait que très difficilement.
Bouches-du Rhône “Les élèves reçus en 1874 sont très faibles ; il en est plusieurs qui ont de la peine à suivre les cours... 1875, p. 328”
Dans l’Hérault : “Le recrutement se fait assez péniblement, et, si l’appât de la dispense du service militaire n’était pas là, nous manquerions tout à fait de sujets. Session 1873 p 189
Dans la Loire : « Le recrutement du personnel devient de plus en plus difficile. » Scss. 1873, p. 189.
En Maine-et-Loire : « Le recrutement des instituteurs est devenu tout à fait insuffisant. Nous nous trouvons embarrassés par le manque de sujets pour assurer convenablement le service scolaire. » Sess. 1873, p. 92 Le personnel des instituteurs commence à devenir difficile à recruter dans le Morbihan ; on est dans la nécessité de prendre pour les fonctions d’adjoint des jeunes gens chez qui le savoir et l'aptitude sont très insuffisants. » 1873, p. 62.
Les progrès, à l'école normale du Rhône, seraient certainement meilleurs encore si le nombre des candidats était plus considérable et permettait de faire des choix meilleurs. • 1873, p. 566.
Dans le Var, on voudrait augmenter le nombre des élèves de l'école normale mais il ne paraît plus possible pour le moment de recruter, dans les conditions nécessaires... un personnel d'élèves aussi nombreux S. 1873, p. 29. Même observation en 1875, p. 182 et en 1876, p. 29.
Le recrutement des élèves-maîtres dans le Vaucluse est assez difficile. • 1873, p 71, En 1875, on signale comme la cause principale de la faiblesse de l'enseignement “l'insuffisance pédagogique des maîtres” . P. 141.
Le caractère propre des réformes comme celles qu'on poursuit est de ne pouvoir être accomplies que très lentement.
La loi de 1833 exigea le brevet de capacité de tous les instituteurs» et de toutes les institutrices laïques. Trente ans après, en 1863, les tableaux dressés par le ministère de l’instruction publique indiquaient que 7753 instituteurs et institutrices laïques enseignaient sans être pourvus du brevet, et par conséquent dans des conditions contraires à la loi. 1149 écoles de garçons et 1352 écoles de filles étaient confiées à des laïques sans brevet. Sans doute, depuis 1863, ces irrégularités ont cessé, et je veux croire que tous les maîtres et maîtresses d’école de la République ont aujourd’hui le droit de remplir leurs fonctions ; mais il n’en est pas moins certain qu’il a fallu plus d’un quart de siècle pour réaliser, en matière d'enseignement primaire, une réforme moins difficile que celle dont les radicaux font aujourd'hui la proposition.
Le laïcisme scolaire, préconisé par un parti, ne pourrait être établi d'une manière générale que par des efforts continués pendant un grand nombre d'années, avec un esprit de persévérance et de suite dont la démocratie, en France, s’est montrée jusqu’à présent tout à fait incapable.
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