Il y a eu un avant et un après 1968, Michel Thérey (promo FP 67 69) a vécu ce passage historique qui a bouleversé le fonctionnement des écoles normales d'instituteurs. Il raconte avec précision ce tournant de l'histoire.

 


LES VIEUX MURS… AU TOURNANT DE L’HISTOIRE

Michel Therey en stage à l'école primaire de Dechy en novembre 1968


Quelle ne fut pas ma surprise, un matin de Septembre 67, en voyant mon nom en tête de liste affiché à la grille de l’ENG. Je venais d’être reçu major de la promo 67/69 en Formation Professionnelle. Je ne m’étais pas inscrit là pour embrasser une carrière, encore moins pour chercher à y briller, mais pour me rapprocher de ma belle cloîtrée derrière le haut mur de 4m hérissé de tessons de bouteilles et rehaussé d’un grillage qui nous séparait de l’ENF.

L’école normale, je la connaissais déjà par ouï-dire ; ma mère ayant été normalienne au début des années 30 suivie de ma sœur 20 ans plus tard. Ni l’une ni l’autre n’avait gardé un souvenir épanoui de leurs adolescences en ces lieux.

Moi, j’avais terminé mes études au lycée Faidherbe de Lille, un campus tout récent de bâtiments disséminés sur de vastes pelouses où les couples post-bac s’enlaçaient, quand ils ne se vautraient pas dans les couloirs à la limite de la fornication.

Je venais de passer un an dans une unité d’handicapés moteurs comme instituteur remplaçant avec de jeunes collègues dynamiques, décontractés et sympas dans une ambiance aérée, détendue, constructive et pleine d’espoir.

J’avais fait un stage avec les CEMEA et étais devenu moniteur de colonies de vacances

Je n’avais encore que 19 ans mais j’avais déjà un peu vécu.


Mon arrivée à l’école normale, sans être un choc, ne manqua pas de me surprendre. L'ambiance y était feutrée, chaude, rassurante ; une sorte de cocon familial éloigné du monde, quelque peu infantilisant, vieillot et compassé. La cravate et la chemise blanche  y régnaient doctement dans une ambiance affairée et studieuse tandis qu’à l’extérieur s’égosillaient les Beatles, s ‘épanouissaient les mini-jupes, soufflait un vent de liberté. Le choc des cultures avec ce que j’avais connu jusque-là était flagrant.

Les lieux même avaient un côté passéiste. Ils avaient connu l’influence religieuse au XIXème siècle – en témoignait la chapelle transformée en salle des fêtes – abrité les hussards noirs de la république, souffert les affres de la grande guerre à travers les noms de 325 pauvres gars qui s’étaient trouvés là au mauvais moment et qui étaient inscrits à jamais au pied d’un Hercule grandiloquent terrassant je ne sais quel lion, sans doute échappé d’un cirque douaisien. Les murs suintaient encore de cette grandeur passée, de cette honorabilité dont les professeurs, au fond d’eux - mêmes, n’étaient sans doute pas peu fiers et qui rejaillissait sur eux. Nous étions là dans une « institution », vénérable, républicaine, immuable aux antipodes des aspirations de la jeunesse qui se voulait anti gaullienne, qui ne rêvait que de décontraction, de fantaisie et de loisirs. Dans cet univers compassé, seul Jean Bacquet, le prof de musique, avec l’ orchestre de jazz qu’il avait créé, apportait un rayon de soleil et un souffle de modernité

L’architecture aussi se voulait d’une certaine splendeur. Outre la chapelle déjà citée et sa magnifique charpente, les deux pavillons symétriques de part et d’autre de l’ancienne entrée officielle abritaient en haut d’un perron de trois marches les logements respectifs de Monsieur le Directeur (M. Virel) et de Monsieur l’Intendant (M. Prunier). Dans le vestibule donnant accès au bureau directorial perpétuellement inaccessible à cause de son feu tricolore éternellement au rouge, s’élançait un large escalier de chêne à double révolution menant à la bibliothèque. C’était, avec le pavillon des sciences, une autre caverne d’Ali baba où officiait un homme aussi affable qu’effacé, en blouse grise, qui devait passer ses journées à attendre d’hypothétiques chercheurs en pédagogie.

Malgré ces quelques efforts,  l’architecture de briques rouges vieillies par le temps n’arrivait pas à forcer le respect ; elle était avant tout massive, imposante par ses dimensions, répétitive dans ses alignements de fenêtres. Elle s’apparentait aux châteaux de l’industrie du XIXème, aux couvents d’une ville de province nichés au fond d’une ruelle. La galerie vitrée qui encadrait sur trois côtés la cour d’honneur finissait de conférer à l’ensemble un aspect provincial  et désuet. A l’extérieur, quelques arbres vénérables au milieu de lambeaux de pelouse plus terreux qu’herbeux rappelaient qu’il avait dû y avoir là un parc dorénavant grignoté par des installations sportives. Plus loin, un potager rappelait les cours d’agriculture enseignés à nos aînés.

C’est dans ce contexte paradoxal et hors du temps que j’effectuais mes premiers mois de normalien. J’hallucinais quelque peu.  La prise de contact avec les écoles de Douai ne fut pas pour éclaircir mon horizon ni pour m’aider à me projeter dans l’avenir. Elles étaient encore plus sombres, plus vétustes et plus conventionnelles que l’école normale. Et je ne parlerai pas ici de la pédagogie qui y était pratiquée : la plus rétrograde que j’aie jamais rencontré. J’étais à cent lieues de l’idée que je me faisais alors de l’enseignement : un monde lumineux où l’on ne venait pas par obligation et pour apprendre mais pour découvrir, expérimenter, comprendre ; un monde de relations franches et directes entre adultes et enfants où le plaisir et le jeu seraient les maîtres mots. Par chance, j’avais choisi de m’orienter au plus tôt vers l’enfance inadaptée et je n’avais plus, ici, qu’ à prendre mon mal en patience, qu’à attendre des jours meilleurs et me réfugier dans les activités du foyer socio-éducatif (photo, théâtre, sonorisation de la salle des fêtes).


J’étais surtout à cent lieues de m’imaginer (et combien d’autres avec moi en cette fin 67) que d’ici quelques mois nous allions vivre le plus grand bouleversement social de notre histoire contemporaine. A l’école normale, rien ne laissait entrevoir le moindre changement. Le mouvement nous a pris au vol un samedi matin alors que le pays venait de se paralyser dans la grève générale illimitée.  La veille encore, la fête musicale avait battu son plein dans la sérénité sans que personne jamais n’évoque les émeutes qui embrasaient Paris depuis plusieurs semaines déjà. Une fois encore, le décalage entre la vie du monde extérieur et  le ronron bien huilé de l’institution normalienne était époustouflant. Pourtant, dès la semaine suivante, les deux EN furent occupées et ce ne fut alors que réunions, colloques , AG remettant en cause en permanence  tout le système éducatif ; la société toute entière. Chacun - professeur comme élève - y allait de sa proposition, de sa revendication dans un tumulte incontrôlable. On avait l’impression d’une chaudière qui venait d’exploser, libérant des dizaines d’années de rancœurs, de soumissions, de frustrations, d’humiliations. Et - ô miracle - la porte de fer dans le haut mur qui séparait les deux EN s’ouvrit. En toute liberté - et pour la première fois de l’histoire - les normaliens investirent l’ENF et les filles l’ENG pour échanger en commun de problèmes communs et envisager ensemble de bâtir un avenir nouveau. C’était sans arrières pensées, à la fois simple et lumineux comme le ciel  de Mai ; terrifiant et incertain aussi. Du jour au lendemain, les petites filles et les petits garçons bien dociles étaient devenus des adultes exigeants, face à leurs responsabilités. 


Michel Therey au Foyer de l'ENG en décembre 67 lors d'une rencontre avec les normaliennes. (À gauche sur la photo Sylviane Morival)


Au bout de deux semaines, quand la grève prit fin, les EN ne rouvrirent pas pour autant sauf par lambeaux et l’année scolaire glissa doucement dans les vacances. 

Le bac, suspendu, voire quelques jours supprimé, maintes fois reporté, prit la forme d’un simple oral. « Ma femme », comme il était coutume de dire à l’ENG, en fit les frais n’ayant été préparée toute l’année qu’à des épreuves écrites. Elle ne l’obtint qu’en septembre.

L’année 68/69 tout avait changé. Plus personne ne savait comment se situer. Les profs nous demandaient l’autorisation de nous faire cours qui se muaient immanquablement en débats politico-syndicalistes. On parlait « plan Rouchette », maths modernes, réforme de l’orthographe, mixité … Mr Haremza n’en finissait pas de rencontrer le ministre et nous rapportait les dernières infos de Paris. En plein cours on allait d’une classe à l’autre colporter les dernières nouvelles ; il m’est arrivé d’aller m’entretenir longuement, pendant ses heures d’étude, avec un camarade de seconde du club théâtre ou des comptes de la coop. L’institution, telle un œuf en train d’éclore, craquait, se fissurait de partout. Le directeur, plus que jamais, se terrait dans son bureau. Les vieux murs avaient perdu de leur prégnance, de leur substance : ils étaient devenus transparents. Les chemises blanches et les cravates s’étaient évanouies dans les oubliettes de l’histoire, remplacées par les polos et les cols roulés. Juchés sur le piédestal de l’Hercule, on fumait sa clope en refaisant le monde, en échangeant sur nos expériences sexuelles sans avoir conscience que les classes de seconde constituaient  alors la dernière promotion de normaliens à part entière, que deux ans plus tard ce serait la fin de la longue tradition normalienne. Le monde ancien avait basculé ; je ne le mesurais pas encore mais j’en étais le dernier témoin.


J’ai quitté les vieux murs en Juin 69 pour rejoindre l’enfance inadaptée. Celle qui, entre temps et avec autorisation du recteur, était devenue mon épouse les quittera l’année suivante.  En SES, je me suis refusé à enseigner pour me muer en animateur ou en éducateur ; je suis devenu formateur permanent aux CEMEA puis éducateur pour de bon avec des cas sociaux particulièrement lourds avant de prendre la direction de cet internat. Je ne voulais pas faire carrière, encore moins y briller : me voilà aujourd’hui officier des Palmes. Paradoxe, retournement de l’histoire…ai-je vraiment choisi ?

Je ne retrouve jamais les vieux murs sans émotion, sans une certaine nostalgie. Je me dis que tout cela est ridicule mais je suis fier d’y avoir eu 20 ans, d’avoir eu 20 ans en 68 en ces lieux et d’y avoir – à ma minuscule échelle – contribué à mettre à bas l’école de ma jeunesse dont , esprit frondeur, j’ai tant souffert.

Aujourd’hui, 55 ans après,  j’ai peine à imaginer que ces murs abritent, sous un même toit, des gamins et des gamines qui vivent là, dans un tout autre contexte, un tout autre destin. Et je ne regrette rien de l’évolution des choses.


Michel THEREY    FP 67/69

                                                                                                        Février 2024


Michel Thérey, ancien directeur de camps d’adolescents dans la commune de Meyrueis en Lozère, ancien directeur d’internat de jeunes en grandes difficultés sociales dans le Nord et aujourd’hui trésorier de l'AMOPA, délégué de l’éducation nationale à Meyrueis, s'est vu remettre l’insigne d’officier des Palmes Académiques en avril 2019 à la salle des fêtes de la préfecture de Mende. (au centre sur notre photo)



PARCOURS DE MICHEL THEREY D'APRÈS COPAINS D'AVANT



1 commentaire:

  1. De cette " mini-promotion" de 67-69 j'ai un lointain souvenir de Michel Wilson de Somain, de Michel Mathon de Cambrai et de Jean-Pierre Polvent de La Groise...Celui-ci est devenu un grand ami ...il est aussi devenu DASEN de l'académie de Lille et président national de l'AMOPA...De beaux parcours pour des normaliens de formation professionnelle...Cette classe fit un voyage de fin de promo en URSS avec le coup de pouce de Haremza, Hage, ...Félicitations à tous...

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