SOUVENIRS, SOUVENIRS...
Le sourire, c'est ce qui m'a marqué le plus chez lui. Toujours le même sourire. Tranquille, un rien désabusé. Comme le regard qu'il promenait sur nous avant de s'asseoir. Monsieur Paul Dumont, dit Popaul. Cette familiarité que l'on prenait avec lui, on la prenait dans son dos. Mais il n'était pas dupe. Il savait que pour nous il était Popaul. Il l'était de classe en classe, de promotion en promotion. C'était comme un héritage. Une donation. Nous en étions les usufuitiers.
Il y avait le nom, le sourire, mais aussi la voix. Et là, tout changeait. La voix était capable de démentir le sourire quand la situation le nécessitait. Quand il nous parlait de Montaigne, par exemple. Parce que là, nous touchions à l'essentiel. Montaigne, vous vous rendez compte ? Montaigne ! Ça n'était pas rien. Courbés sur nos feuilles blanches, nous tentions de laisser courir nos stylos et le miracle se produisait... L'entreprise Baignol & Farjon s'effaçait, elle laissait la place aux plumes d'oie que Montaigne taillait en s'installant à sa table de travail. Nos terrils disparaissaient pour faire place aux vignobles du Bordelais. Un gentilhomme gascon parlait par la voix de Popaul à des gamins du Nord, il leur expliquait gravement que tous les jours vont à la mort et que le dernier y arrive... Mais ça nous passait un peu par dessus la tête. Nous avions la vie devant nous. Et quelle vie ! La vie sous de Gaulle. Une vie pavée... De bonnes intentions, bien sûr. Chacun à sa place. Les ouvriers à l'usine. (Nous étions un paquet de fils d'ouvriers dans notre promo.) Les petits commerçants derrière leur comptoir. Les grands bourgeois aux affaires. Mais tout ça allait bientôt voler avec les pavés. Je me souviens – comment ne pas se souvenir ? - des premiers jours de mai 68 dans la cour de l'E.N., nos blouses blanches comme la page sur laquelle l'Histoire était en train de s'écrire à coups de pavés du Quartier Latin, et nous, sur les bancs, à l'abri des blouses, l'oreille collée au transistor qui égrenait la longue litanie des usines occupées... Nous attendions le Grand Soir dans la douceur du matin, le nez tourné vers les cuisines d'où émanaient les effluves rassurantes du café au lait.
Plus de Montaigne, en mai 68. Mais Victor Hugo, Gavroche... La chienlit, disait le Général prêt à grimper dans son hélicoptère pour aller voir chez Massu si les Essais de Montaigne y étaient. Du côté de Baden-Baden. Mais ils n'y étaient pas. Ils étaient dans le sourire de Popaul.
Toujours le même sourire.
Il n'était pas dupe, notre Popaul en grève. Il se doutait bien qu'après la chienlit, il y aurait le retour à l'ordre bourgeois. Mais pour l'heure, sa grosse serviette de cuir fatigué restait fermée. Avec ses polys sur Montaigne et La Boétie. Ses trésors sur Du Bellay et Ronsard. Ses légèretés sur Marivaux.
Je dois beaucoup à Popaul. Ses remarques, ses critiques, ses encouragements m'ont amené à n'être jamais satisfait d'une phrase. À remettre sans cesse l'adjectif et le complément d'objet sur le métier. Mais je ne suis pas le seul, plus d'un usufruitier sait ce qu'il lui doit. Et ce qu'il doit à Miss Doum, sa femme.
Ah ! Miss Doum ! Dieu qu'elle était belle ! Elle l'était comme eût pu l'être une statue effleurée par les doigts de Praxitèle au sortir d'un pot de confiture, car elle ne lésinait pas sur le maquillage, Miss Doum. Toute la générosité et la gourmandise du pointillisme se lisaient sur ses pommettes. Le fauvisme était loin d'être absent de son regard. Mais sa voix était de miel. Durant nos cours de dessin, je testais sur elle mes plaisanteries pas toujours fûtées et j'avais droit à des répliques d'anthologie. Car Miss Doum partageait avec son époux la passion des Belles Lettres, dont Alphonse Allais n'était pas exclu.
Popaul, Miss Doum scellaient à eux deux le mariage de la beauté et du savoir. De la gravité et de la dérision. De l'essentiel et de la futilité. Ils étaient des transmetteurs. Ils nous aimaient, au fond. Notre turbulence leur faisait du bien. Ils se mettaient en scène devant nous avec tranquillité mais toujours avec pudeur. Leurs cours étaient des leçons de vie. Parfois, ils nous admettaient dans leur intimité. J'ai eu ce privilège en rendant un petit service à Marivaux. Sur scène, avec Jean-Marie Devaux en soubrette. Mise en scène Popaul. Conseil artistique, Miss Doum. Ça m'a permis, plus tard, d'écrire des pièces de théâtre. Et même de monter sur scène ! De longues décennies plus tard... Au Quai du Rire, à Marseille, sur le Vieux Port. A cet instant incomparable où la lumière s'allume. Où vous ne pouvez plus reculer. Où le public fait silence parce que le rideau se lève et qu'il sait que vous allez paraître devant lui. J'ai revu Popaul qui me faisait signe en coulisses qu'il ne pouvait plus rien pour moi, que le temps des répètes était terminé, qu'il fallait y aller...
J'y suis allé.
Popaul a toujours été de bon conseil.
Roger Facon, novembre 2015
Roger Facon, 1966 |
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