« Liberté » n’a pas sa place dans les réserves du musée de la Chartreuse PAR BERTRAND BUSSIERE
douai@lavoixdunord.fr 28/04/2018
«Liberté» a été dessinée dans la clandestinité par Jean Lurçat. La tapisserie a été tissée à Aubusson, au nez et à la barbe des Allemands.
En 1943, Jean Lurçat fait tisser à Aubusson, à la barbe des Allemands, sa « Liberté » citant le poème d’Éluard, autour d’un soleil surmonté d’un coq bleu, blanc, rouge. Un acte de résistance. Acquise par l’École normale de Douai, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, cette œuvre majeure mérite d’être exposée dans un musée.
« Sur la santé revenue, sur le risque disparu, sur l’espoir sans souvenir, j’écris ton nom. » Tout en dévorant de bon appétit leur steack purée, des milliers de futures institutrices se sont récitées mentalement le célèbre poème de Paul Éluard :Liberté.
C’est une pièce d’une certaine valeur qui aurait toute sa place ici étant donné qu’elle a été tissée à Aubusson.
Du temps de l’École normale de filles de Douai, au centre du réfectoire, était accrochée une grande tapisserie (3,27 m sur 2,40 m) signée Jean Lurçat. Le nom de l’artiste est éclipsé par le titre de l’œuvre brodée aux fils d’or : Liberté. Monique Leblanc, promo 1964-68, nouvelle présidente de l’Amicale des anciennes et anciens élèves de l’École normale d’institutrices de Douai, se souvient des deux quatrains tissés sur l’œuvre. En dépit d’avoir eu sous les yeux depuis longtemps la tapisserie de basse-lice, chaîne coton, trame laine.
UNE ŒUVRE QUI A LONGTEMPS ATTENDU SON HEURE
La tapisserie de l’artiste peintre et peintre cartonnier (1892-1966) croupit depuis des années dans les réserves du musée de la Chartreuse. Au corps défendant d’Anne Labourdette, la conservatrice : « Ça fait des années que je dis que la tapisserie doit être exposée. » D’ajouter : « Mais, au musée, je n’ai pas la possibilité. Une tapisserie doit être accrochée sur des pans inclinés soutenus sur toute la surface. L’exposition à la lumière doit être contrôlée : en dessous de 50 lux. Et elle ne doit pas être soumise à des variations hygrométriques ».
À 600 km de Douai, à Aubusson (Creuse), Catherine Giraud, documentaliste à la Cité internationale de la tapisserie et de l’art tissé, est partante pour lui accorder un pan de mur. « C’est une pièce d’une certaine valeur (elle l’estime autour de 15 000 €) qui aurait toute sa place ici étant donné qu’elle a été tissée à Aubusson. » Même chose de Béatrice Bardon, sa consœur du musée de Saint-Martin-des-Tours, dans le Lot : « Je vais faire une demande officielle de dépôt ».
DEUX VERSIONS
De Liberté, il existe deux versions. La première version, tissée en 1943, est l’œuvre de Suzanne Goubely-Gatien. La seconde, de 1952, très modifiée par Lurçat (pas de bordure, présence d’un serpent, quatre quatrains) fait partie de la collection des Musées d’Angers.
Jean Lurçat connaissait la directrice de l’École normale de filles, Mlle Paule Parent. « Tous deux ont été résistants, raconte Monique Leblanc. MlleParent se désespérait de l’ouverture d’esprit des filles. » La tapisserie de Jean Lurçat qui « manie avec habileté métaphores et figures imaginaires pour suggérer les malheurs de la Guerre, les menaces qui pèsent sur le monde mais surtout l’espoir porté par la Résistance et la création artistique », comme écrit dans le catalogue d’exposition consacré à l’œuvre de Jean Lurçat, en 2016, à la Galerie des Gobelins, vaut un long discours.
Mais encore faut-il qu’on puisse s’ébaubir devant la tapisserie…
NB Depuis cet article, la tapisserie en question est conservée au musée de la Chartreuse à Douai et exposée exceptionnellement chaque année lors des journées du patrimoine (précision apportée ce 10 avril 2025)
Une histoire singulière
Combien existe-t-il de versions de Liberté ? Deux. « Mais un tirage peut aller jusqu’à huit exemplaires. Jean Lurçat n’en a toutefois jamais fait autant », précise la Lotoise Béatrice Bardon. La première version, la « Douaisienne », a été tissée chez Goubely, la seconde dans les ateliers Picaud, à Aubusson. Suzanne Goubely dit que les Allemands sont entrés dans l’atelier pendant le tissage.
COMME UN AIR DE GUERNICA
La tapisserie étant tissée à l’envers, ils n’ont pas compris le message. Fort heureusement ! « C’est une œuvre de la même veine que Guernica », n’hésite pas à dire Béatrice Bardon. La tapisserie deviendra après-guerre une ode à la Résistance.
Les amicalistes veulent-elles s’en séparer ?
« À l’époque, c’était un crève-cœur pour les amicalistes de s’en séparer. Il m’a fallu six mois pour l’avoir », raconte Béatrice Bardon. En 2016, pour le cinquantenaire de la mort de Jean Lurçat, le musée de Saint-Martin-des-Tours présente une rétrospective.
Liberté est acheminé depuis Douai. « Tout Douai est venu dans le Lot », sourit-elle aujourd’hui.
« LA VILLE N’EN EST QUE LE GESTIONNAIRE»
Si ça ne tenait qu’à elle, la conservatrice douaisienne Anne Labourdette se séparerait illico de la tapisserie. « La ville n’en est que le gestionnaire, dit-elle. J’ai reçu plusieurs fois des amicalistes pour leur dire que la décision leur appartenait. En pure perte. Je leur ai même donné un modèle de convention de dépôt. Avec une convention, elles ne cèdent pas leur titre de propriété. Le musée d’Aubusson peut mettre les moyens pour venir la chercher. Jusqu’à présent, elles voulaient que l’œuvre reste à Douai. Je ne sais plus quoi leur dire. »
AUBUSSON SE VERRAIT BIEN ACCUEILLIR LA TAPISSERIE
À Monique Leblanc, nouvelle présidente de l’amicale, de convaincre les adhérentes queLiberté aurait toute sa place à Aubusson, à Saint-Martin-des-Tours, ou ailleurs. Un choix cornélien, là encore.